Opinion : Quel est l’état réel de la dette de l’État tchadien ? Par Mahamat Sougui Bié
La norme voudrait que les informations sur la dette de l’État, intérieure tout comme extérieure, soient consultables sur les plates-formes officielles du ministère en charge des Finances de manière transparente. C’est un standard d’une gestion rigoureuse des finances publiques !
Cependant, eu égard à l’opacité par laquelle ces emprunts, pour la plupart extérieurs, sont mobilisés sous les auspices de l’actuelle équipe dirigeante des Finances, il est extrêmement difficile d’en connaître l’étendu, les contours et les conditions de leurs contractions. D’ailleurs, même les cadres de la Direction de la dette méconnaissent l’état réel de celle-ci. Tenez-vous pour le dit !
D’après les dires des services des Finances, la part de la dette de l’État « se situerait autour de 20 % du PIB ». D’où tirent-ils ce ratio optimiste ? N’ont-t-ils pas sous-estimé la part de la dette de l’État dans le PIB ?
Entretemps, il faut noter que le PIB du Tchad est de 13,15 milliards USD.
À défaut des statistiques officielles publiées par les services des Finances sur ce sujet ô combien crucial pour la survie économique du pays et, parallèlement, ne pouvant rester les bras croisés et prendre comme Parole d’évangile les assertions infondées et éparses desdits services, énoncées sur la question épineuse de la dette, nous avions mené une petite enquête pour avoir une idée sur l’état estimatif de cette dernière :
Primo, selon les recherches de Boston University Global Development Policy Center, rapportées par le magazine Jeune Afrique dans un article, intitulé : « Investissements verts : comment sortir du cercle vicieux des dettes africaines ? », publié le 12 octobre 2024, la part de la dette publique extérieure du Tchad dans le PIB est largement supérieure à 20 %. Aussi, la somme totale de la dette publique extérieure du Tchad était à 2,4 milliards USD.
Secundo, le journal français de référence Le Monde, dans une de ses parutions du 11 mars 2025, intitulée : « Le Tchad, acteur et victime de la guerre au Soudan », a glissé entre les lignes que « depuis juin 2023, ils [ les Émiratis ] ont fourni au Tchad deux prêts à taux préférentiel pour une valeur totale de 2 milliards de dollars ». Jusque-là, nous n’avons connaissance que de la contraction d’un prêt de 500 millions USD avec 1 % d’intérêt et payable sur 18 ans.
Tertio, dans la note de présentation du projet loi de finances 2025, il est annoncé qu’en ce qui concerne les charges de la dette, « les intérêts de la dette de l’État atteindront 148,6 milliards de FCFA, contre 89,6 milliards en 2024, soit une augmentation de 66% ». Confère nota béné.
Pendant ce temps, il convient de préciser que d’après Jeune Afrique, dans un article, publié le 10 janvier 2025, intitulé : « Le Tchad, paré pour faire émerger son économie », « la dette extérieure de N’Djamena représente environ 49 % de sa dette totale ». Soit 72,814 milliards de FCFA des charges de la dette pour l’externe et 74,3 milliards de FCFA pour l’interne.
Quarto, au niveau communautaire, notre État a, depuis l’avènement de la transition, vu sa masse salariale bondir verticalement (plus de 62 %) et, par la même occasion, était obligé de solliciter quotidiennement les levées de fonds sur le marché des titres publics de ladite communauté. Ces prêts, estimés « à plus de 1000 milliards de FCFA », sont contactés essentiellement via deux canaux : les bons de trésor (court terme) et/ou les obligations de trésor (moyen terme).
Parallèlement, il est important de rappeler que les bons et obligations du trésor, contrairement aux autres emprunts classiques pour la plupart préférentiels, ont des taux d’intérêts élevés et, concomitamment, surexposent les entités publiques au risque souverain et par ricochet favorisent le surendettement. Ce dernier survient « si la différence entre la croissance (richesse créée entre deux PIB) et le coût de l’emprunt est négative ».
A titre d’illustration, la croissance du Tchad « est prévue à 4,2 % » pour l’année en cours d’après la note de présentation du projet loi de finances 2025. De l’autre côté, les bons et obligations du trésor sont contractés à minima autour de 6,8 % d’intérêt. D’ailleurs, même le taux d’intérêt des appels d’offres (TIAO) par lequel la Banque des États de l’Afrique Centrale (BEAC) emprunte aux banques primaires est redescendu désormais à 4,5 % au lieu de 5 % depuis le 25 mars 2025.
Ce faisant, 4,2 % – 6,8 % = -2,6 % comme écart entre la croissance et le coût de l’emprunt. Ceci étant dit, le risque de surendettement est réel.
Mieux, c’est dans cet esprit de surmonter leurs saturations que les experts de la CEMAC « estiment qu’il faudrait inciter les investisseurs, non-résidents à souscrire aux émissions de titres publics afin d’alléger la pression sur les banques et de favoriser l’atteinte des objectifs de levée de fonds pour les États », rapporte le journal en ligne camerounais d’actualité et d’analyse économique et financière EcoMatin dans un article, publié le 15 mars 2025.
Quinto, s’agissant de la dette intérieure titrée, c’est-à-dire régulièrement engagée, liquidée, ordonnancée jusqu’à sa prise en compte par la comptabilité de l’État par l’entremise des avis de crédit (AC), nous savons vaguement qu’elle dépasserait les 900 milliards de FCFA dont l’écrasante majorité relève des arriérés des marchés de bâtiment et travaux publics (BTP).
Sexto, pour ce qui concerne la dette intérieure « non-titrée » qui avoisinerait les 110 milliards de FCFA (dont la plupart sont des condamnations judiciaires et une partie relative aux marchés de réfection des bâtiments administratifs des administrations déconcentrées), qui se serait déjà confirmée par un audit sollicité par le gouvernement et suite aux remontrances des créanciers lésés, il est difficile de se prononcer laconiquement en tenant compte des principes généraux qui régissent les phases administrative (engagement, liquidation et mandatement) et comptable (paiement) de la dépense publique qui ne seraient pas « régulièrement suivis » selon le chef de département des Finances et, elle doit être considérée ainsi comme « non-titrée ».
Entretemps, il faut noter que s’agissant des condamnations judiciaires définitives de l’État que les responsables des Finances méconnaissent vertement leurs légalités, il faut se référer à la loi organique portant organisation et fonctionnement de la Cour suprême qui stipule que « lorsque l’administration est condamnée au paiement d’une somme déterminée, elle est tenue à procéder à son mandatement dans les quatre mois qui suivent la date où l’arrêt est devenu définitif ». De ce fait, comment peuvent-ils méconnaître cette injonction législative ?
Toutefois, comme la dette intérieure « non-titrée » serait prise en compte par dérogation en considération de l’audit que l’État a lui-même sollicité à son encontre, il est opportun de la considérer comme telle (titrée) de même que celle citée ci-dessus.
Fort de ces considérations susmentionnées, grosso modo, la dette estimative de l’État se situerait autour de 5,7 milliards USD ou 3440 milliards de FCFA – environ 44 % du PIB, encore un chiffre en dessous du seuil de critère de convergence de la sous-région CEMAC : inférieur ou égal à 70 % du PIB.
Recommandations :
1/ Diligenter sans délai une mission conjointe AILC-Cour des comptes pour procéder à un audit sur l’état réel de la dette de l’État afin d’éviter une déconvenue à la sénégalaise ;
2/ Assainir le budget de façon graduelle jusqu’à ce que le déficit budgétaire prévisionnel soit maîtrisé afin que la dette de l’État devienne soutenable avec la surveillance accrue du coût du service de la dette : suppression sans délai des subventions et de l’essentiel des exonérations douanières qui sont en réalité de l’argent public jeté par la fenêtre ;
3/ Afin d’éviter drastiquement le risque d’échange si notre État emprunte via le dollar, (s’il s’apprécie ou se fluctue par rapport au FCFA, la dette augmente automatiquement), il faut prioriser les emprunts en euro dont le taux est fixe avec notre monnaie commune ;
4/ Dans ce même élan, créer une Caisse autonome d’amortissement (CAA) distincte du trésor public, chargée exclusivement de collecter et de gérer en toute transparence la dette de l’État et des autres entités publiques.
Pour rappel, le régime d’alors de Macky Sall a volontairement dissimulé « environ 7 milliards de dollars (4 245,6 milliards FCFA) de dette entre 2019 et 2024 », une information « confirmée à la fois par un audit de la Cour des comptes du pays et par le FMI lui-même » selon le site d’information financière et économique ivoirienne Sikafinance, dans une parution du 25 mars 2025, intitulée : « Sénégal : le FMI confirme une dette cachée équivalente à 23 % du PIB de 2023 ». Ce faisant, le déficit budgétaire annoncé de 4,9 % est revu à la hausse jusqu’à atteindre 12,3 % du PIB.
Encore, l’encours total de la dette publique sénégalaise à fin 2024 s’élevait à près de 105,7 % du PIB, contre 74,41 % initialement déclaré. Pire, la dette sénégalaise devrait même atteindre 114 % du PIB d’ici la fin de l’année en cours selon les experts du FMI.
N.B. Il est primordial de rappeler que le problème n’est pas la dette proprement dite (à vrai dire, c’est normal que les États s’endettent) mais la charge de cette dernière qui ne doit pas par principe dépasser les 5 % des ressources hors pétrole au cours d’un exercice budgétaire.
Cependant, au Tchad, pour l’année 2025, les charges de la dette de l’État atteignent les 14,5 % (soit 148,6 milliards de FCFA) pour une recette fiscale hors pétrole de 1022,9 milliards de FCFA. C’est 3 fois supérieur aux standards.
C’est autant que le budget de dépense de personnel du ministère chargé de l’éducation nationale (157 milliards de FCFA). Voilà le bémol quand on sait que l’économie du Tchad est dépendante et fortement portée par des ressources pétrolières : « plus de 20 % du PIB et 60 % des recettes budgétaires ».
Mahamat Sougui Bié
Juriste et analyste politique